– Ne garde pas la bouche ouverte, Fortuné, c’est une attitude peu digne pour un homme de ton rang !
Mais il restait interloqué.

– Mais peut-être cela t’aide-t-il à avoir moins mal, continua Corinne. Mon Dieu, dans quel état es-tu ! D’où te viennent ces plaies ? La vie te réussit, dis-moi !…
Comme il restait sans voix, elle poursuivit :
– Je viens de Veritas, où l’on m’a dit que tu n’étais pas encore arrivé… Tu te demandes certainement pourquoi et comment j’ai obtenu l’adresse de Théodore. C’est Héloïse qui a pris l’initiative la semaine dernière de m’informer que vous le recherchiez. Tu penses bien que j’ignore son adresse tout autant que vous… Mais quand on recherche quelqu’un qui a disparu, qui va-t-on voir ?
– …
– Hein ? Qui va-t-on voir ?
– Vidocq ?
– Ah ! Formidable ! Ta voix est revenue ! Oui ! Vidocq ! Je suis allée frapper à la porte de son bureau de renseignements. Il se souvenait très bien de moi(1). Il n’a fallu que deux jours à ses hommes pour me remettre ceci.
Elle tendait toujours la feuille de papier pliée en deux. Fortuné s’en empara.
– Je… excuse-moi, Corinne… Entre, s’il te plaît…
– Ton vocabulaire s’enrichit à une vitesse impressionnante !
Il la conduisit jusqu’à l’un des trois fauteuils de son petit salon, mais elle refusa de s’asseoir :
– Merci. Je ne peux pas rester.
Fortuné n’était pas dupe. C’est surtout qu’elle ne le souhaitait pas.
– J’ai seulement voulu vous rendre service. J’espère que ce renseignement vous sera utile. Excuse-moi de ne pas vous avoir consultés avant d’aller voir Vidocq, mais vous ne m’aviez pas consultée non plus à l’époque, quand vous l’aviez lancé à ma recherche, bien inutilement d’ailleurs.
Fortuné ne savait que dire. Il répondit :
– Merci Corinne. Grâce à toi, nous allons pouvoir retrouver Théo. J’ignore dans quelle histoire il s’est embarqué, mais…
– Je ne veux pas le savoir non plus, l’interrompit-elle en reculant. Prends soin de toi, Fortuné.
Il restait immobile devant elle, dans son habit maculé de taches, se tenant les côtes.
– Je ne peux pas te laisser dans cet état, finit-elle par dire. Où y a-t-il un médecin près d’ici ?
– Je te remercie Corinne, j’ai été agressé hier soir. Mais à part des côtes douloureuses, je n’ai rien de grave. Les choses vont se remettre en place avec le temps… Bon, je vais aller me préparer.
– Oui, tu as du travail !
Elle le quitta.
Il déplia la feuille et lut « Dis lui à l’occasion que je l’aime toujours. 17 rue Neuve-Saint-Germain ».

Une heure plus tard, habillé de frais, il était à Veritas place de la Bourse. Le trajet qu’il parcourait jusqu’alors en quelques minutes lui parut demander un effort comparable à celui d’une course en barque sur la Seine – ce qu’il n’avait d’ailleurs pas pratiqué depuis la fin de l’automne, remarqua-t-il.
Sa journée de travail fut rythmée par des cris et des râles provoqués par chaque geste de sa part qui l’élançait au niveau des côtes. Les autres employés du Bureau n’étaient pas habitués à cela, pas plus qu’au visage tuméfié de Fortuné, et ils consacrèrent plus d’énergie à échanger des conjectures sur sa vie privée qu’à se concentrer sur leur tâche. Par deux fois, Charles Lefebvre dut rappeler ses troupes à l’ordre, jetant à plusieurs reprises des regards désapprobateurs à Fortuné.
Il se rendit ensuite péniblement à l’adresse indiquée par Corinne. Le portier lui confirma qu’un Monsieur De Neuville habitait bien l’immeuble. Fortuné ne souhaitait pas se trouver face à Théodore. Il laissa un mot à son intention, dans lequel il lui proposait une rencontre.
Épuisé, ne voulant se présenter devant Héloïse dans cet état de faiblesse, il passa la soirée et la nuit chez lui. Il lui écrivit une courte lettre dans laquelle il s’excusait d’être peu disponible, la priait de ne pas s’inquiéter et lui promettait de la revoir dans les heures à venir.

Le lendemain en fin de matinée, un message de Théodore parvint au Bureau Veritas : Fortuné était attendu passage des Panoramas le soir-même à neuf heures, dans la boutique appelée « La Maison des morts ».

À neuf heures moins cinq, équipé d’une canne qu’il avait achetée dans un magasin du passage, il frappa à la porte de l’étrange boutique remplie de meubles exotiques, de tableaux aux motifs obscurs et d’objets aux fonctions indéfinissables.
La clochette de la porte tintait encore quand il aperçut, au fond de ce sombre bric-à-brac d’artiste, une petite femme boudinée qui siégeait immobile derrière un comptoir.
Fortuné se remémora les formules de Théodore dans son message.
– Je viens chercher ici la source de tous mes fantasmes, lui dit-il.
– Ce n’est pas ici que vous la trouverez, répondit la femme après un moment de surprise devant l’apparence du visiteur.
– Elle est pourtant devant moi, affirma-t-il sans sourciller.
– Fort bien, conclut-elle sans dissimuler un sourire de satisfaction… La porte bleue. Montez à l’étage.
Elle désigna une cloison sur sa droite.
La petite porte ouvrait sur un escalier en colimaçon très étroit, aux marches hautes, que Fortuné grimpa en se cognant la tête à plusieurs reprises, ce qui lui arracha quelques cris de douleur. Une autre porte l’attendait là-haut, qu’il poussa. Il pénétra dans une grande pièce où, contrairement à la boutique, tout était blanc, le parquet, les murs, le plafond et un mobilier sobre composé d’un grand lit, d’une armoire, d’une table ronde et de quatre chaises. Un grand miroir était fixé à un mur.
Deux chaises étaient occupées par un homme et par Théodore qui fit signe à Fortuné d’approcher. Le plafond était bas ; on éprouvait une légère impression d’étouffement. Par deux fenêtres en demi-cercle au ras du sol, on percevait l’animation du passage en-dessous. À cette heure de la soirée, des badauds fréquentaient les restaurants du passage. L’homme assis semblait fasciné par ce spectacle.
– Fortuné, sursauta Théodore, que t’est-il arrivé ?
– Je n’ai jamais aimé les escaliers en colimaçon…
– Arrête…
– J’ai été agressé avant-hier en rentrant chez moi.
– Combien d’hommes ?
– Trois. Un petit râblé et deux grands.
Théodore poussa un soupir. Il jeta un regard à son voisin qui ne broncha pas.
– Tu pourrais les reconnaître ?
– Difficile. Il était tard. Ils m’ont rapidement dominé.
Fortuné eut un frisson.
– Ils ont été gentils, remarque. Ils m’auraient poussé cinquante mètres plus loin et on me retrouvait aussi mouillé que notre ami de l’autre jour. Ils n’ont pas eu le temps, en réalité. Un quatrième homme est arrivé au bon moment et les a fait fuir.
– Tu as de la chance… Crois-tu que cela a un rapport avec notre affaire ?
– Ils me l’ont clairement fait comprendre. Ils m’ont dit que j’étais trop curieux.
Nouveau soupir profond de Théodore.
– C’est pour cette raison que tu te promènes dorénavant avec un bâton ?… J’avais pourtant essayé de te mettre en garde, Fortuné. Tu ne m’écoutes jamais !
– Sais-tu qui sont ces gens, Théo ?
– Je crois. Mais je ne pensais pas qu’ils iraient jusque là.
Après une pause, Théodore reprit :
– Excuse-nous pour les précautions que nous avons prises pour ce rendez-vous. Je ne devrais pas te le dire, mais il y a trop d’espions dans les cafés alentour pour risquer de nous faire repérer dans un autre endroit que celui-ci.
– Quoi ?… De qui parles-tu ? Qui est ce « nous » ?
– Je te présente Gilles, mon chef.
– Ton chef de quoi, Théo ?
– Après la disparition de Poisneuf, j’ai été arrêté par la police, sans doute sur une dénonciation orchestrée par Poisneuf. C’est Gilles qui m’a fait libérer. C’est Gilles aussi qui a trouvé pour la Morgue un cadavre correspondant à la corpulence du patron de La Grande Licorne. Quoi qu’on en pense, il n’est pas si facile de se procurer un cadavre aux bonnes mensurations.
Fortuné se tourna vers l’inconnu qui regardait toujours les badauds par la fenêtre, l’air absent.
– Ainsi donc, c’est vrai, tu travailles pour la Préfecture…
– Depuis l’automne dernier.
– À quel titre ?
– Je suis le protecteur de filles publiques qui rapportent des renseignements à la police.
– Comme cette Raphaëlle qui se fait appeler Madame Andrésy ?
– Oui. Ce n’est pas très reluisant comme métier, mais j’essaie d’aider ces femmes de mon mieux. Tu n’imagines pas tout ce que leurs clients nous apprennent dans leurs bras ! Et elles, au moins, ne mentent pas sur leur vertu !
Fortuné ne releva pas cette pique à l’intention de Corinne.
– Pourquoi m’apprends-tu tout cela aujourd’hui ?
– D’abord parce que je sais que tant que tu ne connaîtras pas le fin mot de cette affaire de disparition – je ne le connais pas encore moi-même –, ton esprit ne sera pas en repos et tu continueras de prendre des initiatives inconsidérées… Ensuite, parce que je n’aimerais pas devoir aller t’identifier à la Morgue un jour prochain. Enfin, parce que, depuis un événement survenu avant-hier, nous avons besoin de tes lumières. Disons que… nous sommes confrontés à une situation qui nous laisse démunis… J’ai décrit tes capacités à Gilles. Il m’a autorisé à te révéler ce qui va suivre. Nous comptons sur ta discrétion. Pas question que tu fasses part à quiconque de ce que je vais te dire, ni de mon adresse.
Fortuné resta de marbre.
– Je ne t’ai pas entendu, Fortuné.
– … promis.
– Même à Héloïse ?
– Même à Héloïse.
– Bien. Je vais aller droit au but : Jean-Marie Poisneuf – c’est son vrai nom – est maintenant entre nos mains. Tu dois nous aider à le faire parler avant jeudi, sans quoi des vies risquent d’être sacrifiées.
– Tu vas trop vite, Théo… Qui est réellement Poisneuf ?
Théodore se leva :
– Viens, je t’expliquerai en route ! Si tu es d’accord, bien sûr…

(1) : Voir La disparue du Doyenné.